
La montre transmise de père en fils
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Vous allez rire, mais parfois je me dis que mon boulot ressemble à celui d'un psy. Les gens viennent avec leurs objets chargés d'émotions, et moi je les écoute me raconter des histoires de famille.
Comme ce gamin - enfin, jeune homme de 25 ans à peu près - qui a débarqué un mercredi matin avec une vieille montre dans un sac plastique. Le genre de montre que nos grands-pères portaient : massive, dorée, avec un bracelet en cuir complètement foutu.
"Salut, euh... j'aurais besoin d'aide pour ça."
Il sort la montre, la pose sur le comptoir avec précaution. On voyait bien qu'elle avait vécu : rayures partout, bracelet qui partait en lambeaux, mais le boîtier en or gardait encore de l'allure.
"C'est à mon père. Enfin... c'était." Il s'arrête, déglutit. "Il est mort l'an dernier. Cancer."
Ah merde. Ces moments-là, je sais jamais quoi dire. J'ai hoché la tête, j'ai attendu qu'il continue.
"Le truc, c'est que j'aimerais la porter. Mais elle est dans un état... Et puis elle est énorme pour moi. Papa avait de gros poignets."
Il manipulait la montre en parlant, exactement comme quelqu'un qui connaît l'objet par cœur.
"Il avait cette manie de tapoter dessus avec l'index. Toujours. Même quand on regardait la télé, toc toc toc sur le verre. Ça rendait maman dingue !" Il sourit en disant ça.
Je lui ai demandé ce qu'il voulait exactement. Restaurer ? Moderniser ?
"Non non, je veux qu'elle reste elle. Juste... qu'elle soit portable quoi. Que je puisse la mettre sans avoir l'air d'un gamin qui s'est déguisé avec les affaires de son père."
On a discuté des possibilités. Polir le boîtier sans trop toucher aux petites imperfections qui font le charme. Changer le bracelet mais garder l'original en souvenir. Ajuster la taille. Réviser le mouvement.
"Ça va coûter combien ?"
Franchement, pour ce genre de boulot familial, je compte jamais vraiment mes heures. C'est pas du business, c'est de l'humain.
Deux semaines plus tard, il revient. J'avais fait du bon travail - même moi j'étais fier du résultat. La montre avait retrouvé sa superbe sans perdre son âme.
Il l'a prise, l'a tournée dans tous les sens, puis l'a attachée à son poignet. Silence. Il regardait l'aiguille des secondes qui tournait.
"Putain..." (pardon pour le mot, mais c'est ce qu'il a dit).
Et là, instinctivement, il s'est mis à tapoter sur le verre avec l'index. Toc toc toc. Exactement comme son père.
Il s'en est rendu compte et a éclaté de rire. "Ah ben merde alors ! Je fais pareil que lui !"
On a rigolé ensemble. Ces moments-là, c'est pour ça que j'aime mon métier.
Il est reparti ravi, sa montre au poignet. Il m'a raconté plus tard qu'il la portait tous les jours au bureau, que ses collègues trouvaient ça classe cette montre vintage.
Ça me rappelle une autre histoire. Un monsieur d'une soixantaine d'années qui m'apporte la bague de mariage de son père. "Elle me va pas, j'ai les doigts plus fins que lui. Mais je veux la porter pour son enterrement."
Travail d'urgence, on ajuste la taille. Le jour J, il revient me voir : "Quand j'ai serré la main au maire pour les remerciements, j'ai senti la bague. C'était bizarre, j'avais l'impression que papa était là aussi."
Voilà ce qui me plaît chez Azor. On fait pas que vendre des bijoux neufs. On ressuscite les anciens, on leur redonne une seconde jeunesse. On aide les familles à garder leurs souvenirs vivants.
L'or, ça traverse les générations. Ça s'use pas, ça ternit pas. Un peu comme l'amour familial finalement.